par Anne-Cécile Robert
«Il va falloir faire des sacrifices », martèlent les dirigeants européens, relayés, avec l’application des bons élèves, par une presse suiviste.
Face à la crise économique et financière et à l’accumulation des dettes, ce serait la seule attitude à adopter, le seul chemin à emprunter sous peine de subir les cataclysmes les plus
dévastateurs. Cependant, la mine à peine contrariée des porte-voix de ce nouveau leitmotiv sème un je-ne-sais-quoi de scepticisme chez l’observateur. Un doute tenace s’installe. Tout d’abord, il
n’est pas besoin de réfléchir des heures pour décrypter l’implicite : ceux qui auront à effectuer les « sacrifices » en question ne sont pas ceux qui les décrètent à grand son de trompe. Le
nouveau premier ministre italien Mario Monti a bien renoncé à ses émoluments ministériels, son train de vie d’ancien banquier ne sera guère affecté par son geste. En outre, il fait figure
d’exception dans la classe dirigeante européenne : M. Nicolas Sarkozy s’est même attribué une augmentation de salaire – avant la crise certes – à laquelle il semble assez
attaché.
Une fois de plus, les mots parlent d’eux-mêmes si on veut bien les écouter. « Sacrifice » désigne en effet un renoncement volontaire à quelque chose que
l’on effectue à son propre détriment. On s’impose quelque chose à soi-même au nom d’une cause que l’on estime supérieure à son propre sort. Or les « sacrifices » d’aujourd’hui sont mis
par ceux qui les décident à la charge d’autrui. Ceux qui décrètent les politiques d’austérité ne sont pas ceux qui les subissent. Il s’agit alors davantage d’une peine ou d’une sanction infligée
à des tiers. Au cas où on aurait des doutes, la preuve réside dans la méthode employée : la mesure unilatérale, au mieux approuvée par un Parlement aux ordres, mais jamais validée par referendum
par ceux qui auront à vivre avec ou à vivre « malgré » ces effets quotidiens. Début décembre, la ministre du travail italienne, qui fondit en larme à la télévision alors qu’elle détaillait les
coupes claires que son gouvernement s’apprête à pratiquer dans les budgets sociaux, manifestait peut-être subitement un éclair de lucidité.
Mais les mots n’ont pas encore tout dit. « Sacrifice » désigne en effet l’offrande faite à une divinité. Il relève d’un univers peu rationnel où des dieux
mystérieux détiennent un pouvoir absolu sur le sort des humains. Il faut donc les apaiser par des cadeaux offerts lors de cérémonies et déposés au pied de statues souvent impressionnantes par
leur taille ou la représentation du visage de la divinité. Evidemment, personne n’oserait organiser aujourd’hui de rituel avec grandes robes colorées et prières psalmodiées. Quoi que… Les
Conseils européens à répétition, rythmés par des « unes » de journaux alarmantes, des entrées en scène minutées, des conférences de presse tendues tenues debout derrière des pupitres à
l’américaine, des phrases solennelles prononcées avec des airs graves, des photos de famille finales bien ordonnées après des discussions dont il n’est pas sorti grand chose tandis qu’on attend
la réaction des « marchés »… Tout cela ne relève-t-il pas du rituel païen ? D’ailleurs les conseillers en communication, et les journalistes qui s’en font l’écho, mettent en avant les « signes
forts » envoyés et les gestes échangés par les dirigeants plutôt que le contenu des décisions prises. Et point n’est besoin de les pousser dans leurs retranchements pour qu’ils avouent mener une
guerre psychologique destinée à conjurer la peur, à éviter la « panique », des mouvements irrationnels en somme. Aux dernières nouvelles, la ministre italienne du travail est toujours à son
poste.
Anne-Cécile Robert