par Jacques Sapir
L’hypothèse « fédérale » fait actuellement couler beaucoup d’encre. Elle est présentée comme « la » solution à la crise de l’Euro, les autres alternatives étant l’appauvrissement dramatique des pays du « sud » de la zone Euro ou l’éclatement de la dite zone [1]. Certains n’hésitent pas à ajouter qu’elle était déjà en germe dans les imperfections aujourd’hui reconnues de la zone Euro [2]. Pour autant, il ne semble pas que l’on ait une réelle compréhension de ce qu’implique la constitution d’une « Fédération Européenne », et en particulier du point de vue des flux de transferts. Par contre, on commence à en percevoir les contraintes, et ceci en particulier dans l’abandon de la souveraineté budgétaire. La volonté de l’Allemagne de soumettre les budgets à une décision préalable de Bruxelles va, bien évidemment, dans ce sens [3].
En effet, passer au « fédéralisme » implique que les politiques budgétaires des États membres de la fédération soient contrôlées par le gouvernement « fédéral », en l’occurrence dans la situation actuelle la Commission Européenne. Mais, le « fédéralisme » implique aussi des transferts budgétaires importants, qui existent d’ailleurs dans les États fédéraux, qu’il s’agisse de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Brésil ou de la Russie. Le Président russe, Vladimir Poutine, a d’ailleurs parfaitement posé le problème en signalant, lors de la discussion qu’avec des experts internationaux on a eu avec lui, que le passage à une monnaie unique entre pays fortement hétérogènes impliquait des flux de transferts élevés [4].
I. Le niveau d’hétérogénéité au sein de la zone Euro
Trois éléments permettent de mesurer le niveau d’hétérogénéité de la Zone Euro. Le premier est incontestablement la hausse cumulée de la productivité du travail dans les différents pays. Les niveaux d’origine étaient déjà très différents, avec des écarts de 1 à 3, et l’Allemagne et la France avaient une productivité très élevée en 1998. Logiquement, les autres pays auraient dû rattraper le niveau de productivité. On constate que ceci s’est bien passé pour la Grèce [5], du moins jusqu’en 2008, et l’Irlande, mais absolument pas pour l’Italie. L’Espagne et le Portugal ont maintenu l’écart que ces pays avaient avec la France et l’Allemagne. La création de l’Euro n’a donc pas engendré de mouvement général de convergence entre les économies, et les écarts de productivité du travail se sont maintenus, voire se sont aggravés dans le cas de l’Italie.
Graphique 1
Mais un autre facteur doit être pris en compte, c’est l’inflation induite par les salaires sur longue période. Les écarts sont ici très importants. Dans une situation « normale », ils auraient pu être corrigés par des dévaluations, ce qu’interdit l’appartenance à une monnaie unique. En 2010, l’écart de la Grèce à l’Allemagne était de 50%. Il tend à baisser à la suite de la politique dramatique mise en œuvre en Grèce, mais dont la conséquence a été de plonger le pays dans une dépression extrêmement violente. L’Espagne, qui a maintenu son écart de productivité avec l’Allemagne, à vu son inflation salariale accumuler un écart de 25% avec ce dernier pays, tout comme la France par ailleurs. L’Italie, dont l’inflation salariale apparaît la plus faible par comparaison avec l’Allemagne, accuse un écart de 12%, auquel il faut ajouter pour mesurer l’écart de compétitivité, le retard qu’elle a pris en matière de productivité.
Graphique 2
On le voit, la combinaison des gains cumulés de productivité et du mouvement de l’inflation salariale, se traduit par une ouverture des écarts de compétitivité. En fait, la différence des taux d’inflation au sein d’une monnaie unique renvoie à l’existence de taux structurels d’inflation différents entre pays, et dictés par les structures économiques de ces pays. Contrairement à l’opinion la plus répandue, l’inflation n’est pas majoritairement un phénomène monétaire. En effet, si tel avait été le cas, comme nous avons été sous la même politique monétaire dans le cadre de la monnaie unique, les taux d’inflation auraient dû être les mêmes. L’existence de niveaux structurels d’inflation différents entre les pays [6] implique soit le retour à la flexibilité des taux de change (des dévaluations régulières) soit des flux de transferts.
Mais il faut aussi tenir compte d’un troisième facteur. La compétitivité allemande n’est pas que le produit de gains de productivité et d’une faible inflation. C’est aussi un gain en qualité des produits, en capacité à « monter en gamme ». Ceci peut se mesurer par la comparaison des dépenses de Recherche et Développement (R&D) tant publiques que privée. Ici l’écart avec les pays du « sud » de la zone Euro est important, et régulier, sur longue période.
Graphique 3
On voit bien que cet écart a des conséquences sur les gains de productivité. On peut aussi y inclure les écarts du point de vue de la formation de la main-d’œuvre et du niveau de scolarisation d’une classe d’age. En 2010, le nombre de jeunes n’ayant qu’un niveau d’éducation inférieur au 2èmecycle du secondaire était de 14% de la classe d’age en Allemagne, 29% en France, 45% en Italie en 47% en Espagne [7] . La dépense par étudiant à l’université était de 15 711 euros (en moyenne) pour l’Allemagne, de 14 642 euros en France, mais seulement de 9 562 euros en Italie [8]. Ceci indique bien la nature des efforts qu’il faudrait consentir dans un cadre fédéral pour que les différents pays du « sud » puissent combler leur écart avec l’Allemagne.
II. L’importance des transferts
Les transferts que l’on va ici calculer ne portent QUE sur quatre pays (Grèce, Portugal, Espagne et Italie), et ils n’incluent pas les aides communautaires déjà existantes. Le premier point consiste à calculer l’écart accumulé depuis 10 ans dans les dépenses de R&D. Cet écart se monte, en pourcentage du PIB de chaque pays, à :